Chapitre 5 écrit par Shinigami
Prague, 21 avril 1771
Voilà près de douze ans que j’errais de part le monde, allant de pays en pays dans l’espoir d’oublier ma solitude. Malgré les années passées, je n’arrivais pas à oublier Alakhiel, ni ma soif de vengeance. Qu’importe le nombre de personnes que je tuais chaque nuit, ma haine était toujours là, toujours aussi farouche, toujours plus présente. Je la sentais croître en moi, me dictant comme jamais le moindre de mes actes, nourrissant cet impétueux désir de sang qui me nouait douloureusement les tripes.
J’étais devenu un animal, un monstre sanglant qui prenait plaisir à torturer ses victimes avant de les tuer, leur envoyant mentalement les images de leur mort toute proche, avant de les vider de leur sang, les saignant comme on saignerait un porc. C’est cette cruauté qui me faisait me sentir vivant, qui me rappelait à chaque instant ce pourquoi j’étais venu au monde.
Si auparavant mon terrain de chasse s’était limité aux quartiers bourgeois, à présent, je tuais tout ce qui me passait à porté de crocs, sans le moindre discernement. De la putain de bas étage à l’ecclésiastique en passant par les marins qui, au petit matin, finissaient ivres morts sur les quais et les jeunes bourgeois qui venaient dépenser leurs galions dans les bordels les plus malfamés.
Si j’avais, auparavant, gardé une part d’humanité, à présent, je n’en gardais plus la moindre trace. Je tuais avec acharnement, n’accordant pas la moindre once de clémence à mes victimes. Je voulais du sang, toujours plus de sang… Cette boucherie que j’engendrais dans chaque ville où je me rendais, me précédait partout où j’allais, effrayant les villageois qui devenaient de plus en plus méfiants et suspicieux. Cependant, c’était sans compter sur ce pouvoir qui était le mien qui me permettait de contrôler l’esprit des humains et ceux de certains vampires de basse classe comme bon me semblait. Et chaque nouvelle victime semait un peu plus la terreur et la discorde dans le coeur des hommes.
Chaque goutte de sang que je faisais couler me faisait jubiler d’excitation, attisant sans cesse ma soif de carnage. J’espérais trouver la paix intérieure qui me faisait tant défaut, souhaitant faire disparaître de mon esprit l’image d’Alakhiel qui me hantait inlassablement, nuit et jour, partout où j’allais. Chaque nuit, je sombrais un peu plus dans la folie, entraîné presque malgré moi dans ce cercle vicieux.
Malgré ma soif de vengeance, je n’avais jamais songé à donner naissance à un nouveau compagnon. Alakhiel avait été et restera ma seule et unique faiblesse. J’aurais dû le tuer cette nuit-là, j’avais eu toutes les occasions qu’il me fallait, mais, le Diable seul sait pourquoi, j’en avais été incapable. C’est cette faiblesse irrationnelle qui avait fait de moi ce que j’étais devenu, un monstre sanguinaire.
Je n’arrivais pas à comprendre d’où me venait cette fixation, cette hantise de lui. Etais-je maudis pour ne pas trouver la paix ? Etais-je condamné à perpétuer ces crimes jusqu’à la fin des temps, ruminant ma solitude et ma rancœur à travers les âges, rongé par mes souvenirs ?
Errant telle une ombre dans les rues désertes du quartier malfamé de Prague, je cherchais ma rédemption dans le sang de mes victimes, cherchant à assouvir ce désir insatiable qui me torturait. J’en étais à ma troisième victime et toujours je ressentais cette envie, ce besoin de faire couler ce liquide carmin qui me maintenait dans cette vie qui n’en était pas vraiment une.
Soudain, une jeune femme sortie d’une des ruelles alentours apparue à quelques pas de moi. Habillée de manière outrageuse qui ne laissait aucun doute sur sa profession, la catin s’approcha de moi, un sourire qui se voulait aguicheur se dessinant sur son visage maquillé à outrance :
- Et bien mon joli, minauda-t-elle, que fais-tu seul à une heure aussi tardive ! Tu ne crois pas que t’es un peu jeune pour trainer dans un endroit pareil ? A moins que tu ne recherches de la compagnie, ajouta-t-elle en mettant en valeur sa poitrine qui débordait de son bustier.
Un rictus malsain étira mes lèvres et d’un mouvement brusque, j’attirais la jeune femme à moi, la tenant fermement entre mes bras afin qu’elle ne puisse pas s’échapper.
- T’es bien pressé mon joli ! S’exclama-t-elle visiblement ravie de mon élan de brutalité.
Une main posée sur sa hanche et l’autre lui maintenant la tête penchée sur le côté, je dégageais les cheveux de son cou avant d’embrasser avec frénésie sa peau blanchâtre. Puis, d’un coup sec, je plantais mes crocs acérés dans sa veine palpitante de vie offerte à moi en une invitation à venir y goûter.
Tressaillant sous la douleur occasionnée par la morsure, ma victime gloussa, ses mains posées sur mon séant :
- Hm… T’es plutôt sauvage… J’aime les garçons dans ton genre ! Laisse-moi m’occuper de toi, tu verras, tu ne goûteras plus jamais quelque chose d’aussi bon…
Quittant son cou, je plantais mon regard dans le sien, avant de répondre :
- Je n’en doute pas une seule seconde…
A ces mots, un sourire carnassier étira mes lèvres, dévoilant mes canines étincelantes. Face à ce spectacle que je lui offrais et comprenant qu’elle flirtait avec la mort, la catin poussa un hurlement de terreur strident qui se répercuta sinistrement dans la nuit. D’un geste vif, je lui arrachais la gorge, la tuant sur le coup avant de laisser choir son cadavre sur le sol pavé qui lentement, se teintait de sang. C’est sur cette note lugubre que je pris la direction du luxueux appartement que j’avais acheté dans le quartier noble de la ville, alors que l’aube n’allait pas tarder à naître.
Pendant encore plusieurs mois, je décimais une partie de la population de la ville puis, de plus en plus, je m’aventurais dans la campagne alentour. Une nuit, j’arrivais près d’une maison isolée de tout. Sans bruit, je me faufilais dans l’écurie et égorgeais le palefrenier sans même toucher à son sang. Cependant, je ne me rendis compte que trop tard que ceci était un piège… A l’extérieur, des hurlements de colère venaient briser le calme de la nuit. Alors que je me dirigeais vers la sortie dans le but de m’échapper après avoir tuer quelques uns de ces pouilleux, une torche enflammée vola à quelques centimètres de mon visage, terminant sa course dans la réserve de foin qui s’enflamma aussitôt.
Gardant mon sang froid malgré les flammes libératrices qui me retenaient prisonnier, je continuais sur ma lancée, tandis que déjà, l’épaisse fumée me brûlait les yeux, m’empêchant d’y voir clair. Alors que je croyais ma fin proche, le vacarme extérieur cessa subitement et quelques secondes plus tard, un homme d’une stature assez imposante se dressa face à moi, au milieu des flammes. J’eu tout juste le temps de le voir s’avancer dans ma direction avant de sombrer dans l’inconscience, affaibli par le feu qui m’encerclait.
Lorsque je reviens à moi, j’étais allongé sur un lit somptueux dans une pièce richement décorée. La porte s’ouvrit alors brusquement, me sortant de ma contemplation des lieux et aussitôt, je reportais mon attention sur l’inconnu, tous les sens en alerte, près à me défendre au moindre geste suspicieux de mon mystérieux hôte :
- Enfin tu reviens à toi, constata-t-il en s’approchant de moi, un plateau entre les mains.
- Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Demandais-je sur le qui-vive.
- Calme-toi ! M’ordonna-t-il. Tu es en sécurité… Enfin, pour l’instant, ajouta-t-il en me tendant un verre.
Je m’en emparais avant de le renifler avec méfiance, ce qui fit sourire mon hôte :
- Tu peux boire sans crainte… C’est le mien…
Pour prouver ces dires, il dénuda son poignet pour me montrer la récente plaie qui cicatrisait lentement. Rassuré, je portais le verre à mes lèvres et le vidais avec avidité.
- Depuis combien de temps suis-je ici ? Demandais-je, une fois mon verre terminé.
- Je t’ai ramené au petit matin, la nuit n’est pas encore tombée. Tu étais inconscient tout ce temps, Ezekiel, répondit mon hôte.
- Comment connaissez-vous mon nom ? Demandais-je avec calme, mais sur un ton qui exigeait une réponse.
- Je connais bien plus que choses sur toi que tu ne pourrais l’imaginer, Ezekiel. Quant à savoir comment et qui je suis, déclara mon hôte en se levant, tu le sauras bien assez tôt… En attendant, ajouta-t-il avant d’ouvrir la porte, je te déconseille fortement de sortir cette nuit…
Et alors qu’il esquissait un pas pour sortir, je demandais vivement, ma curiosité insatisfaite :
- Pourquoi m’avez-vous sauvé ?
- Je ne t’ai pas sauvé, répondit mon vis à vis. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour moi…
Et sur ces paroles énigmatiques, il quitta la pièce. Je restais un instant immobile, repensant aux paroles étranges de mon hôte. Puis, ne supportant plus l’enfermement, j’enfilais ma chemise qui reposait sur le dossier de la chaise à côté de mon lit, et à mon tour, je quittais la chambre.
Pendant un temps indéterminable, je parcourais le château dans les moindres recoins, faisant connaissance avec les lieux. Puis, sentant que la nuit était enfin tombée, je me rendis sur les toits. Une fois en haut, d’un formidable saut, j’allais m’asseoir sur une des gargouilles qui surplombaient le vide. Là, je contemplais la nuit, écoutant ce qu’elle avait à me dire, sentant les odeurs qu’elle m’apportait.
- Te décideras-tu enfin à me dire ton nom ? Demandais-je au bout d’un moment, en sentant mon sauveur s’arrêter à quelques pas de moi.
- Tes pouvoirs sont plus élevés qu’il n’y paraît, déclara celui-ci sans répondre à ma question. Peu sont ceux qui arrivent à sentir ma présence.
- Dois-je le prendre comme un compliment ? Ironisais-je. Et cela ne répond toujours pas à la question que je t’ai posée par deux fois déjà. Si tu me connais aussi bien que tu le prétends, tu dois aussi savoir que ma patience à des limites et que j’arrive à bout…
Seul le silence me répondit, bientôt brisé par un long soupir, puis enfin, mon hôte déclara, d’une voix étrangement lasse :
- Suis-moi !
Docile, je me levais et lui emboitais le pas. Il nous mena dans un immense salon richement meublé et me montrant un fauteuil, il m’invita à y prendre place avant de faire de même en face de moi. Dans la cheminée, un feu de bois nous offrais une douce chaleur et une lumière suffisante pour notre vue surdéveloppée. Je sentais un étrange malaise envelopper mon vis à vis mais je n’aurais su déterminer d’où il provenait. Pendant un instant, je le fixais, détaillant avec attention ses cheveux noirs ondulés qui lui tombaient sur les épaules, son regard bleu hypnotisant, et ses traits fins. Il était beau, c’était indéniable, mais il émanait de lui quelque chose qui me mettait mal à l’aise.
Se soustrayant à mon introspection, il commença à parler, me fixant de manière un peu trop prononcée :
- Je m’appelle Draven. Je suis né en tant qu’humain en 1443 à Rome. Pendant près de vingt ans, j’ai vécu une vie paisible et sans histoire, jusqu’à cette nuit du 3 novembre 1465. Cette nuit-là, j’étais près de découvrir un monde nouveau, je m’apprêtais à vivre ma renaissance. Je revenais de la taverne, complètement ivre, chose qui m’arrivait régulièrement pour la plus grande horreur de mes parents, tous deux issus de nobles familles. C’était là, sur le chemin qui me ramenait chez moi que je l’ai rencontré pour la première fois. Il était là, je ne savais pas vraiment ce qu’il était, un homme ? Un monstre ? Mais j’étais attiré par lui de façon irrationnelle. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé par la suite, mais lorsque je me réveillais, je n’étais plus le même homme. Ma perception de l’environnement, des hommes, de tout ce qui m’entourait avait changé… Il m’avait initié au monde resplendissant de la nuit, il avait fait de moi un vampire, un de ses fils immortels…
Après une courte pause, il poursuivit :
- Pendant des décennies, nous avons vécu ensemble, parcourant le monde, et malgré les moments difficiles, je n’ai jamais regretté d’être devenu ce que je suis désormais. Il m’a offert une deuxième vie, la jouissance de l’immortalité et un peu de son amour aussi… Je crois… Même s’il ne m’a jamais aimé comme et autant que je l’aimais, je m’en contentais… Et puis un jour, il y a eu ce garçon… Jusqu’à lui, jamais il n’avait posé les yeux sur quelqu’un d’autre que moi, mais lorsqu’il l’a vu, pour la première fois depuis tant d’années, j’étais devenu invisible à ses yeux. Et puis, il y a eut cette nuit où il a finit par en faire l’un des nôtres. Après des mois d’obsession, il a finalement succombé à sa passion et a finit par lui offrir le don obscur…
- C’est bien beau tout ça, l’interrompis-je, mais quel rapport avec moi ?
- Tout simplement parce que l’homme qui m’a volé l’amour de Darius n’est autre que toi…
Darius… Ce nom résonnait comme un écho dans mon esprit, un écho sinistre et lugubre qui me paralysait, me renvoyant des siècles en arrière, en cette nuit de l’hiver 1537… Cependant, je n’eu pas le temps de m’attarder dans mes sombres souvenirs que Draven poursuivit :
- Alors tu comprends maintenant ? Si je t’ai sauvé la nuit dernière, c’est seulement pour avoir le plaisir de te tuer de mes propres mains, s’exclama-t-il, un rictus mauvais étira le coin de ses lèvres. Depuis ce jour-là, j’attends avec impatience le moment où ta tête tombera, et ce soir, je serais celui à qui revient ce privilège…
A ces mots, j’éclatais de rire, oubliant momentanément mes douloureux souvenirs et déclarais :
- Et tu parviendrais à vivre avec ce poids sur les épaules ? Tu serais prêt à devenir un banni, un hors à loi rien que pour avoir ma tête ? Et puis, franchement, crois-tu sincèrement que je vais me laisser tuer aussi facilement ?
- Tu ferais bien de t’y faire, répliqua-t-il. Pour toi le combat et déjà perdu d’avance et tu le sais aussi bien que moi !
A ces mots, il se fit plus agressif, montrant ses crocs comme un chien enragé, et faisant de même, bien décidé à me défendre, je déclarais avec ironie :
- Pour quelle raison souhaites-tu autant ma mort ? Pour le fait qu’il m’ait aimé plus que toi, où alors, pour te venger du fait que je sois celui qui l’ait tué ?
- Rien que pour cette raison tu mériterais de pourrir en enfer ! S’exclama Draven en engageant le combat, se jetant sur moi avec la rapidité et la fureur d’un fauve enragé. J’esquivais du mieux que me le permettait mon corps affaibli par le manque de sang et prit de court par la célérité impressionnante que lui conférait le grand âge de mon ennemi.
Un combat sans merci s’engagea alors entre nous et si je n’avais pas l’avantage, ma soif de sang soudainement éveillée compensait ma lenteur et la faiblesse de mes attaques. Je n’aurais su dire combien de temps dura notre duel, mais plus celui-ci s’éternisait, plus je sentais le monstre en moi me contrôler. A présent, je ne désirais plus qu’une chose, voir le sang de mon ennemi rougir les tapis qui ornaient le sol. Ses yeux injectés de sang reflétaient la haine qu’il avait à mon égard et amusé par la situation que je trouvais de plus en plus plaisante, je me laissais aller à rire, esquivant avec de plus en plus d’habileté les coups épars et désordonnés de mon adversaire. Aveuglé par sa haine, Draven perdait peu à peu l’avantage qu’il avait acquit au début du combat. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait y avoir de place pour nous eux et l’un de nous devrait obligatoirement finir par mourir…
Avisant une brèche dans la défense de mon aîné, je tentais le tout pour le tout… D’un geste d’une célérité surprenante, je giflais violemment mon vis à vis, lui arrachant au passage la partie gauche du visage. Puis, dans un élan sanglant, je plongeais ma main dans sa poitrine et lui arrachait le coeur.
Les yeux révulsés par la mort, Draven tomba à genoux dans un bruit sourd puis s’effondra sur le sol, mort, tandis que lentement, son sang entachait les luxueux tapis persans. Pour la seconde fois de ma vie, je tuais l’un des miens, le premier ayant été celui qui m’a fait…
Prit de frénésie meurtrière, j’attrapais une torche et mettais le feu aux rideaux de velours avant de sauter par la fenêtre. Mon désir de sang s’était réveillé lors de mon combat avec Draven et il ne demandait qu’à être assouvi. Regagnant les rues de Prague, j’errais sans but réel, fauchant toutes les vies que je croisais sur mon chemin. Après plusieurs années à hanter la ville, mon temps ici était finalement révolu. Un peu avant l’aube, je retournais chez moi, ma décision prise… Demain à la même heure, je serais déjà loin d’ici…
Bénarès, 30 juin 1785
Après avoir quitté Prague, j’entrepris de longues années d’errance, traversant des villes comme Vienne, avant d’arriver en Hongrie. Je restais un moment à Budapest avant de finalement poursuivre ma route vers l’est, découvrant sans cesse des terres toujours plus sauvages et désertiques. De là, j’arrivais en Roumanie et pendant quelques mois, je m’installais en Transylvanie, une région reculée des Carpates, dans la petite ville de Deva.
Cependant, ne m’y sentant pas chez moi, je repris ma route, remontant vers Moscou avant de traverser l’URSS, toujours en direction de l’est. Puis, bifurquant vers le sud, je traversais les immenses plaines mortes de Mongolie. Là, stoppant mon itinérance, je passais près d’un an à Lhassa, la capitale du Tibet. Durant mon exil, j’étais presque parvenu à oublier Alakhiel, son image me hantait toujours mais n’était plus aussi obsédante, remplacée par les images atroces de cette nuit d’horreur…
Consciemment où non, ce soir là, Draven avait fait ressurgir des tréfonds de ma mémoire des souvenirs que je gardais enfouis au plus profond de moi dans l’espoir qu’ils disparaîtraient un jour. Des bribes de scènes jaillissaient dans mon esprit torturé, incohérentes, me faisant sombrer toujours un peu plus dans la folie. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même et c’est dans cet état lamentable que j’atteignais l’Inde après avoir traversé le Népal. J’élisais domicile dans le quartier riche de Bénarès, une ville en expansion dans le nord est du pays.
La nuit venait de tomber, mais je restais là, avachi dans le riche sofa qui meublait le salon de ma maison anglaise, l’Inde étant une colonie anglaise depuis 1750. Peu à peu, je me sentais perdre la notion de réalité, tandis que mes cauchemars se faisaient de plus en plus obnubilant. Lentement, je me sentais partir, revenant toutes ces décennies en arrière, lors de cette nuit d’horreur…
Allongé sur le sol, je me débattais avec la force du désespoir contre cet homme qui évitait mes coups sans la moindre difficulté. Du sang coulait le long de son menton, s’échappant de sa bouche encore pleine de se liquide carmin pour venir s’écraser sur ma chemise en lambeau et sur ma peau, ajoutant au dégoût et à la terreur que je ressentais déjà. L’odeur du sang frais me révulsait profondément et j’avais du mal à retenir des soubresauts de nausée. Son haleine fétide empestait l’air alors que je tentais de me débattre, dégoûté par la sensation de son souffle dans mon cou. Un sourire victorieux et amusé étirait les lèvres purpurines de mon agresseur et d’une voix étrangement rauque, il déclara :
- Allons, arrête de te débattre inutilement. Tu ne peux rien contre moi…
- Libérez-moi, gémissais-je. Je vous en supplie… Ajoutais-je en tressaillant de dégoût alors que ses mains répugnantes s’aventuraient sur mon torse dénudé.
- Pas maintenant, déclara-t-il. Pas avant que tu ne sois entièrement à moi… Corps… Et âme…
Je sursautais violemment en prenant pleinement conscience des intentions malsaines de cet homme… Je ne savais pas ce qu’il était, un homme, un monstre, mais tout ce que je savais, c’était que je souhaitais mourir à cet instant précis. Mourir pour ne pas avoir à subir ce déshonneur, cette humiliation qui me hanterait jusqu’à la fin de mes jours…
J’avais envie de hurler, mais je savais parfaitement que c’était inutile, personne ne viendrait m’aider… J’étais seul… Désespérément seul avec cet individu, cet être démoniaque… J’étais à sa merci et je ne pouvais que le regarder abuser de moi, accepter cette fatalité qui s’abattait sur moi.
Je revins à moi en sentant ses mains répugnantes effleurer la peau nue de mon ventre et s’immiscer avec impatience dans mon pantalon tandis que ses lèvres parsemaient mon cou de tâches de sang, m’avilissant un peu plus à chaque marque déposée. Sous cet attouchement, je me mis à me débattre avec plus de conviction, les yeux clos pour ne pas voir la réalité en face, pour ne pas voir ce qui était en train de m’arriver…
- La peur que je lis sur ton visage ne t’en rend que plus désirable… Susurra l’homme à mon oreille, avant de la lécher.
Sentant sa main se faufiler jusqu’à mon intimité, j’ouvris les yeux sous la surprise, criant, suppliant mon agresseur de me tuer, celui-ci prenant un malsain plaisir à regarder les larmes de peur et de honte couler en cascade sur mes joues.
A présent à moitié nu, ne portant plus sur moi que les lambeaux de ma chemise ensanglantée, j’étais livré au plaisir pervers de cet homme qui me souillait au plus profond de mon âme. Sans prévenir, sa langue franchit la barrière de mes lèvres, manquant de m’étouffer et le goût métallique du sang manqua de me faire vomir. Plaquant mes deux mains sur son torse, je le repoussais aussi loin qu’il m’était possible de le faire, tentant une fois de plus de m’arracher à son étreinte avilissante.
Les larmes d’humiliation me brouillaient la vue et me piquaient les yeux, m’obligeant à les garder fermer, bien que de toute manière, je ne les aurais ouvert pour rien au monde. Je ne voulais pas affronter la réalité, voir cet homme au dessus de moi profiter de ma faiblesse pour abuser de mon corps. A dessus de moi, je sentais l’homme s’activer, et même si je ne le voyais pas, je ne savais que trop bien ce qu’il était en train de faire, le bruit de vêtements froissés ne laissant que peu de place à l’imagination.
Puis, d’un geste brusque, il écarta mes cuisses et vint prendre place entre mes jambes. Aussitôt je recommençais à me débattre, épuisant vainement les dernières forces qui me restaient.
- S’il vous plait, arrêtez… Suppliais-je entre deux sanglots. Pitié… non… Ne me faites pas ça…
Je commençais à paniquer, la terreur décuplant mes forces, je parvins à m’arracher à son étreinte l’espace d’un instant, mais bien vite, mon agresseur me ramena à lui en riant, comme il ramènerait à lui une proie à l’agonie qui, dans un dernier souffle de vie tentait de s’échapper. Je n’étais rien de plus qu’un jouet à ses yeux, un morceau de viande dont il pouvait abuser à sa guise.
D’un geste brutal, il me fit me retourner, me maintenant au sol par la seule force de son bras. Puis, sans prévenir, il me pénétra d’un coup sec. Jamais il ne me serat possible de décrire une telle douleur, un tel rabaissement. Face contre terre, je ne pus retenir un hurlement de souffrance, tandis qu’entamant un va et vient soutenu, il possédait mon corps, me tuant un peu plus à chaque pénétration.
Jamais je ne m’étais senti aussi humilié. Chaque grognement rauque et bestial de cet homme m’avilissait un peu plus, attisant mes larmes. Je me sentais sale et trahit, rabaissé plus bas que terre. J’aurais vendu mon âme au Diable pour ne pas avoir à vivre ce que j’étais en train de subir. Plus jamais je ne pourrais vivre sans me rappeler cette dégradante humiliation, et je préférais mourir que de continuer à vivre avec ce fardeau sur le coeur.
A présent, mes sanglots s’étaient tu, mais les larmes de honte continuaient d’inonder silencieusement mes joues alors qu’il me besognait toujours plus brutalement. Ses gémissements parvenaient à mes oreilles, me révulsant au plus haut point. J’avais depuis longtemps cessé de me débattre, toute tentative de fuite s’étant vue couronnée d’échec.
Après un temps qui me parut interminablement long, il finit par exploser, se déversant en moi, achevant de me détruire, de souiller ce corps qui ne m’inspirait plus que du dégoût. Je n’éprouvais plus le moindre sentiment, plus rien n’avait d’importance à présent. Il aurait pu abuser de moi une seconde fois, cela m’indifférais totalement. Brisé, je restais là, étendu nu à même le sol, le visage ruiné par les larmes. Plus rien n’existait hormis ce sentiment, cette impression de me sentir sale, tellement sale… Mon corps tout entier me faisait souffrir, mais la douleur physique n’était rien à comparé de ce que je ressentais au plus profond de mon âme.
Un spasme de répulsion parcourut mon corps lorsque je sentis la semence de cet homme mêlée à mon propre sang couler le long de ma cuisse.. Mu par une volonté qui me dépassait, je trouvais en moi la force nécessaire pour me redresser sur mes coudes et dans un spasme plus violent que les autres, je vomi le maigre contenu de mon estomac vide avant de finalement sombrer dans les ténèbres de l’inconscience. Ce soir là, j’avais eu dix-neuf ans, et ce soir-là, j’avais été violé puis tué…
Je me réveillais en sursaut, le corps moite de sueur. J’avais dû m’assoupir, épuisé mentalement. Reprenant peu à peu mes esprits, je me passais une main tremblante sur le visage. C’était un cauchemar, rien de plus… Le souvenir de la nuit où Darius m’avait octroyé le don obscur, la nuit où il m’avait violé…
Le souvenir de cet épisode macabre de ma vie humaine me torturait l’esprit, attisant mon désir de vengeance qui grandissait en moi. Darius avait beau être mort depuis bien des décennies, je ne parvenais pas à me défaire de cette haine farouche qui étreignait mon coeur lorsque je pensais à lui. L’avoir tué de mes propres mains n’apaisait pas mon ressentiment.
D’un bon, je me levais et commençais à faire les cent pas dans la pièce, jusqu’au moment où l’appel de la nuit et mon instinct de prédateur se fasse trop insistant pour pouvoir y résister, tous mes sens en alertes depuis mon réveil.
Soudain, ne supportant plus l’enfermement et les murs qui me retenaient prisonnier, j’attrapais ma cape et en moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, j’étais dehors. Arpentant les rues de la ville, je fauchais des vies au passage, chaque goutte de sang versée ne parvenant pas à étancher mon appétit sanguinaire. De plus, ma rancœur s’était éveillée depuis mon cauchemar et seule la vue du sang parviendrait à l’apaiser. C’était ainsi, les faibles se sacrifiaient pour assouvir la colère des être supérieurs…
Alors que j’égorgeais ma troisième victime de la soirée, je vis un homme m’observer depuis l’endroit où il se trouvait. Celui-ci avait l’air calme et serein, comme s’il ne craignait pas l’incarnation de la mort que j’étais. Un sourire sadique et carnassier étira mes lèvres carmines et m’approchant lentement de lui, je demandais :
- Et bien vieillard, es-tu fou ou inconscient ? Tiens-tu à ce point à mourir ? Tu as déjà un pied dans la tombe, je peux t’aider à y mettre le second !
- Pourquoi me tuerais-tu ? Demanda alors l’ancien sans se départir de son calme en un anglais parfaitement maîtrisé.
- Pourquoi ne te tuerais-je pas ? Répliquais-je avec sarcasme, mais tout de même déstabilisé de l’affront dont il faisait preuve.
- Tout simplement parce que je suis un vieil homme qui à fait son temps. J’ai vu ce que j’avais à voir, fait ce que j’avais à faire dans ce monde, et à présent, la mort ne m’effraie plus, déclara-t-il avant d’ajouter après une courte pause. J’ai entendu parler de toi Seigneur Démon, des rumeurs venues de l’ouest parlant d’un monstre assoiffé de sang. Crois-moi, Seigneur Démon, me tuer ne t’apportera pas la satisfaction que tu recherches.
- Comment pourrais-tu savoir ce que je recherche, l’ancêtre ? Demandais-je un peu trop précipitamment, étrangement mal à l’aise en compagnie de cet homme.
Le vieil homme ne répondit rien, se contentant de me fixer de son unique œil. Face à ce regard perçant, je réprimais un frisson de malaise. Jamais encore je n’avais ressenti un tel sentiment, cette impression que ce simple mortel à demi aveugle puisse lire en moi avec une telle aisance. J’émis un claquement de langue rageur, puis d’un saut souple et félin, je regagnais les toits, chemin par lequel je rentrais chez moi.
Les mois qui suivirent, je rendis souvent visite à Indra, le vieil Hindou. Sa compagnie avait quelque chose d’apaisant et sa présence suffisait à me calmer. Depuis que je l’avais rencontré, j’éprouvais de moins en moins cette envie de tuer juste par plaisir, me satisfaisant d’une seule vie pour me nourrir. Chaque soir, je le rejoignais à l’endroit où je l’avais rencontré et m’asseyais à ses côtés. Durant de longues heures, nous parlions de tout et de rien, échangeant nos points de vue et nos expériences, mais jamais je ne lui parlais de moi de façon trop personnelle. Je voyais en lui un confident, une sorte de guide et très vite, un lien au delà de l’amitié s’était créé entre nous.